The F*** world
J’ai travaillé il y a quelques années dans un groupe américain en pleine transformation Lean, s’appuyant à l’époque sur les principes de Demand Flow Technology élaborés par John Constanza. Les leaders de cette transformation dans l’entreprise étaient de farouches opposants à toutes prévisions. Ainsi, « Forecast » était considéré dans l’entreprise comme « The F*** word », à bannir. Tout devait être fait sur la base de la « true demand », la vraie demande.
Un des chefs de projet US avait ainsi mis en œuvre le pilotage d’une usine clé en Europe en flux tiré. Son obsession étant de ne pas utiliser de prévisions, il avait basé les consommations moyennes par jour sur l’historique des ventes des trois derniers mois, censé représenter la « vraie demande ». Lorsque les ventes se sont emballées en octobre – comme chaque année – alors que la « vraie demande » était calculée sur juillet-septembre, période faible, que pensez-vous qu’il s’est passé ?…
Il a fallu 5 mois à l’usine, à pleine capacité, pour se remettre d’aplomb, et un an à l’entreprise pour retrouver la confiance de ses clients…
Devez-vous casser votre boule de cristal ?

L’exemple semble caricatural, il est pourtant bien réel. Alors que manquait-il à cette entreprise ? Un peu moins de dogmatisme et un peu de bon sens, pour alimenter un processus S&OP avec des prévisions agrégées pertinentes, et ajuster les boucles kanban en fonction de ces prévisions déclinées sur les articles stratégiques.
Sur l’horizon stratégique qui alimente votre processus S&OP, absolument, vous avez besoin de prévoir, au juste niveau de détail qui va permettre d’anticiper à temps les ressources critiques.
Piloter en flux tiré par la demande nécessite donc d’anticiper de manière pertinente. C’est à dire de prévoir, pour dimensionner le système qui va répondre à court terme, de manière autonome, aux commandes réelles. A la base d’une boucle kanban il y a un « takt time »… qui n’est rien d’autre qu’une prévision.
Quel est le juste effort de prévisions ?
Dans de nombreuses entreprises, le processus de prévision est un énorme gaspillage.
Gardez en tête les trois lois qui s’appliquent aux prévisions :
- Les prévisions sont toujours fausses
- Plus les prévisions sont détaillées, plus elles sont fausses
- Plus les prévisions sont éloignées dans le temps, plus elles sont fausses

Les meilleures entreprises atteignent une qualité de prévision de 75 à 80% au niveau article par mois – autrement dit, elles se trompent de 20 à 25%.
Combien d’investissements en logiciel, combien de temps passé par de multiples équipes pour en arriver là ?
Dans une conférence Supply Chain récente, le conférencier constatait que la qualité des prévisions allait en se dégradant, du fait des environnements de plus en plus concurrentiels, des portefeuilles produits de plus en plus larges, de la volatilité de la demande, etc.
Sa conclusion était qu’il fallait encore plus porter d’attention au processus de prévision, utiliser le big data pour détecter les signaux faibles, tracer la source des besoins aux comportements clients, B2B ou B2C…
Hum, vraiment ? Ne faudrait-il pas plutôt porter son attention sur l’établissement d’une supply chain agile moins sensible aux erreurs de prévision, qui ne feront que croître ?
Les prévisions doivent-elles être faites par les Ventes ?
Pour avoir du succès, une force de vente doit être optimiste ! Les lancements de nouveaux produits vont marcher du feu de Dieu, cette promotion va laisser les concurrents sur place – c’est humain, et sain pour motiver une force de vente. Mais êtes-vous sûrs de vouloir aligner votre capacité et vos stocks sur cet optimisme ?
Qui, dans votre organisation, a besoin de prévisions pertinentes ? Votre équipe supply chain / opérations, qui doit positionner les bonnes ressources au bon moment pour répondre à la demande. Confiez à cette équipe le pilotage et l’administration du processus de prévisions.
Par contre les équipes ventes et marketing ont accès à des informations marché qui sont essentielles pour interpréter et influencer les projections issues d’une simple analyse de données.
Quels algorithmes adopter ?

Plus que d’algorithmes statistiques sophistiqués, votre processus de prévisions a besoin d’une collaboration efficace pour capter les informations pertinentes. Plus que de maths, vous avez besoin d’humains !
Nous avons récemment rencontré une entreprise qui fonctionne en B to B, qui apporte un soin particulier à établir des prévisions statistiques, et qui projetait des volumes en croissance sur la base d’une augmentation récente de la consommation de la part d’un de ses clients clés. Il s’est avéré en fait que ce client planifie un arrêt long de son usine pour mettre en place de nouveaux investissements, et donc constitue un stock d’anticipation…
- Collecter, analyser et nettoyer les historiques de vente ou de prise de commande, en se concentrant sur les articles qui en valent la peine et sur le bon niveau d’agrégation.
- Interagir avec les experts produits et ventes – se rencontrer et échanger au moins une fois par mois !
- Établir les prévisions agrégées pour le S&OP, avec éventuellement plusieurs alternatives
- Ajuster votre modèle opératoire – ses buffers de stock, de capacité et de temps – en fonction de la projection de demande.
Quel niveau de détail pour les prévisions ?

N’additionnez-pas des prévisions par pays ou par client pour élaborer votre prévision agrégée. Car plus les prévisions sont détaillées, plus elles sont fausses. Additionner des prévisions détaillées ne fera qu’amplifier les erreurs à un niveau global. Donc, travaillez au niveau le plus agrégé possible, et réconciliez avec les évènements, les informations marché dont vous avez connaissance à un niveau détaillé.
Malheureusement aujourd’hui de trop nombreuses entreprises font l’inverse, orientées souvent vers cela par leurs déploiements d’outils DRP ou CRM !
Quel logiciel utiliser ?
Beaucoup gèrent leurs prévisions sur Excel, ou en utilisant leur outil de business intelligence. Mais ce n’est pas le plus approprié pour assurer l’efficacité du processus collaboratif.
A l’opposé du spectre, de multiples solutions très sophistiquées et coûteuses ont connu un essor important dans les dernières décennies. Ces solutions proposent une multitude d’algorithmes sélectionnés par un système expert, et y ajoutent souvent la promesse d’améliorer le service au travers de logiques d’APS, de gérer le S&OP, de calculer les stocks de sécurité, de piloter les flux d’approvisionnement. Pourtant, bien souvent ces lourds investissements se sont révélés très décevants…
Avec l’essor du cloud, de nouvelles alternatives voient le jour, d’outils centrés sur le processus de collaboration, et peu onéreux. Ces solutions me semblent plus adaptées à ce que nous recherchons : le juste effort d’anticipation, au juste prix…
Établir un modèle adaptatif piloté par la demande
Revenez aux bases de votre besoin de prévision. En soi, ce qui vous intéresse n’est pas de prévoir ! Vous voulez juste être capable de répondre en délai court à une commande client, de manière profitable. Pour cela vous devez anticiper, pour disposer des bonnes ressources au bon endroit au bon moment. La question est de réapprovisionner de la bonne manière, pas de prévoir – c’est-à-dire d’établir un modèle opératoire piloté par la demande (Demand Driven Operating Model).
Prenons un exemple. Avec la diversification des portefeuilles produit, de plus en plus d’articles présentent des profils de demande sporadiques.
Prenons l’exemple du produit présentant la demande ci-dessous :

Ce produit est vendu par un ou deux, à intervalle variable. Compte tenu du délai attendu par les clients, il doit être livré en délai court.
Est-ce qu’une prévision va vous aider à traiter cet article ?
Soit vous prévoyez une vente de 2 ou de 1 tous les x mois, et vous avez toutes les chances de positionner cette prévision sur le mauvais mois – soit vous prévoyez 0.2 par mois – ce qui ne correspondra jamais aux ventes. Vous êtes donc condamnés à une fiabilité de prévision de 0%.
Est-ce que ça vous empêche sur cet article de fournir à vos clients un excellent service tout en optimisant l’utilisation de vos ressources ? Non.
La vraie question que vous devez vous poser est ; quel modèle opératoire piloté par la demande dois-je mettre en place pour répondre aux commandes sur cet article ? Est-ce que je dois stocker cet article ? Comment déclencher son réapprovisionnement ? Est-ce que je peux le réaliser en différentiation retardée ?…
Pour un tel article, n’utilisez pas l’énergie de vos équipes à élaborer une prévision fausse ; concentrez vos efforts pour mettre en place un modèle opératoire agile et tiré par les commandes réelles.
En conclusion :
- Oui, vous avez besoin d’anticiper, mais au bon niveau de détail :
- Par famille pour votre Plan Industriel et Commercial (S&OP)
- De manière plus détaillée sur les articles stratégiques
- Top down
- Plus que d’algorithmes, ce dont vous avez besoin c’est d’un processus collaboratif
- Confiez ce processus à vos équipes opérations
- Utilisez un logiciel adapté, centré sur la collaboration, donc… évitez les usines à gaz
- Ne déclenchez pas vos approvisionnements et vos fabrications sur les prévision. Créez un modèle opératoire ajusté par les prévisions mais actionné par les commandes de vente.