Les entreprises adoptent généralement deux types de posture face à une crise.
Elles vont d’abord y répondre à court terme ; en mettant en œuvre des solutions qui leur permettent de régler rapidement les problèmes auxquels elles sont confrontées.
Puis elles vont faire évoluer leurs organisations, leurs pratiques et leurs systèmes grâce à un processus d’apprentissage ; qui leur permettra par la suite de s’adapter plus facilement à d’autres situations critiques.
Une gestion de la crise à court terme par un ajustement des systèmes d’information
Gérer une crise en intégrant une perspective globale de l’ensemble des flux physiques et informationnels, d’un bout à l’autre d’une chaîne logistique, implique de prendre en considération une inertie inter-organisationnelle… Qui est naturellement amplifiée par :
- le nombre d’acteurs impliqué,
- le type de relations qui existe entre ces acteurs
- et la gravité de la situation.
En effet, la dualité des rapports client-fournisseur oscillant entre conflit et coopération implique des logiques de concurrence, mais aussi de compétition. Ces relations génèrent un risque transactionnel latent lié à un manque de communication susceptible de déstabiliser l’ensemble de la chaîne lors d’un événement imprévu et critique pour la pérennité des opérations.
Par ailleurs, les architectures informationnelles actuelles sont tellement denses et complexes qu’elles contribuent à développer une certaine rigidité dans les processus… Et dans les systèmes de décision.
De nombreux exemples industriels montrent que les systèmes d’information en place renforcent cette inertie organisationnelle. (ERP couplé à des outils de SCP et de SCE). En effet, ils sont étroitement couplés aux activités opérationnelles de chaque entreprise. Mais ils ne sont pas suffisamment interconnectés en amont et en aval pour permettre une gestion globale de la situation.
Dans la mesure où les données ne sont pas centralisées, la difficulté à échanger des informations pour planifier est accrue en période de crise car la visibilité est réduite.
Les systèmes d’information permettent de faire fonctionner des tableaux de bord décisionnels. Ceux-ci sont alimentés avec des données du passé provoquant un effet « rétroviseur » ; qui empêche l’adaptation rapide de l’ensemble de la Supply Chain en cas de crise. En effet, de nombreux ERP intègrent des concepts et des méthodes de calcul qui peuvent paraître obsolètes… Compte tenu du contexte fortement incertain qui caractérise de nombreux marchés.
En particulier, la gestion de production, souvent bâtie autour du MRP2 avec des calculs de besoins nets, de stocks de sécurité et de séries économiques .(éléments clés de la formule de Wilson). Elle présuppose que la demande ne fluctue pas trop rapidement dans le temps.
Dans les ERP classiques, la saisonnalité est gérée au niveau de la prévision et non au niveau de la série économique. Ce qui génère souvent des phénomènes de sur-stocks. Lorsqu’un événement imprévu de grande ampleur survient, il ne sera pas pris en compte par les systèmes de prévision qui fonctionnent essentiellement à partir des historiques.
Malgré la qualité des outils et des modèles statistiques qui sont utilisés pour élaborer les prévisions ; en cas de crise, c’est bien la capacité de l’ensemble des acteurs d’une même chaîne à alimenter le système en informations diverses (remontée client, variation de stock, référencement / déréférencement, promotions) qui va permettre aux entreprises de s’adapter à la situation en limitant l’effet Bullwhip par un échange d’informations plus fréquent et plus précis. Le pilotage logistique adapté en période de réponse à une crise est de nature évènementielle ; c’est-à-dire qu’il doit permettre de signaler les évènements à l’ensemble des partenaires… Et de générer des alertes en cas de dysfonctionnement anormal des flux.
Le système doit également favoriser une prise de décision rapide. En alliant l’intelligence des données à la capacité d’analyse des acteurs de la Supply Chain.
De tels systèmes ont déjà été imaginés sous la forme du Supply Chain Event Management (SCEM). Mais leur mise en œuvre est trop complexe pour justifier un investissement à l’échelle de tous les acteurs d’une même chaîne logistique. La plupart du temps, la gestion des évènements se traduit par un passage des systèmes d’information en mode manuel ; qui consiste à retraiter les données en fonction des informations disponibles et à prendre des décisions au coup par coup. Cette gestion dans l’urgence par l’utilisation dégradée des outils de pilotage augmente le risque d’erreurs… Et ralentit le processus de résilience.
Un apprentissage post-crise par une adaptation des configurations de Supply Chain et des structures informationnelles
La résilience organisationnelle suite à un événement majeur suppose deux dimensions qui sont ;
- la capacité à résister ou à limiter l’incident
- et la capacité à résorber l’impact.
Dans le contexte d’une supply-chain, cette définition suppose que les flux physiques et d’informations retrouvent une continuité après une rupture… Mais aussi qu’une meilleure capacité de résilience aurait peut-être permis d’éviter cette rupture. Le développement de cette capacité est obtenu par des phénomènes d’apprentissage partagés par les partenaires de la chaîne ; qui leur permettent de s’adapter en prenant des décisions qui auront la vocation de réduire les impacts des crises et de les gérer plus efficacement.
Sur le plan des architectures des systèmes d’information, on constate que les solutions à court terme consistent à compléter (voire remplacer) les systèmes classiques de planification… Par des outils plus réactifs et développés sur mesure en fonction des situations… De même que par un renforcement des échanges d’information entre les acteurs internes ou externes.
Rien ne semble exister sur le plan des outils pour stabiliser les flux d’information dans une Supply Chain après une crise… Ni pour améliorer la capacité de résilience de ces flux. C’est pourquoi, une nouvelle approche des structures informationnelles consisterait à la création d’un système qui permettrait de faciliter l’échange de données entre les partenaires d’une même chaîne. Autorisant ainsi une réaction plus efficiente en cas de crise.
La notion de système est utilisée afin de caractériser l’ensemble des relations entre :
- des acteurs hétérogènes (partenaires de la chaîne, marchés)
- et des systèmes d’information (ERP/APS, WMS/TMS),
à travers une plateforme de partage d’information (Figure 1) qui constitue une ressource commune et qui entraîne le développement de compétences partagées.

Le Système d’Information repose sur le développement d’une plateforme ; à laquelle aurait accès (via Internet) l’ensemble des acteurs d’une même chaîne logistique. Ce qui suppose un niveau de collaboration élevé entre eux.
De telles plateformes existent déjà. En particulier dans les secteurs automobile ou aéronautique (plateforme Air Supply), pour établir un lien technique entre constructeurs et sous-traitants .(échange de nomenclatures, de cahiers des charges techniques).
La particularité du système proposé, réside dans le fait que la plateforme puisse rassembler des informations provenant de trois origines différentes… Et permettant de faire une synthèse de l’ensemble des systèmes utilisés conjointement par les acteurs :
- Des données provenant des APS ; qui informent sur la planification globale ou séquentielle des opérations réalisées par chaque acteur selon son niveau de connaissance du marché .(souvent fonction de la relation qu’il entretient avec son client direct),
- Des données provenant du marché ; qui permettent d’élaborer des scénarios sur la base d’analyses de type « what-if » (ou sensitive analysis)… Et de donner des prévisions plus précises sur les tendances,
- Des données relatives aux ordres logistiques envoyées par les différents acteurs aux prestataires ; qui assurent les opérations de transport et d’entreposage. Ces données permettent la traçabilité de l’ensemble des opérations et assurent une meilleure fiabilité des approvisionnements.
L’objectif d’un tel système serait d’analyser toutes les modifications des paramètres stratégiques relatifs à chaque acteur. Et, par la transmission en temps réel de ces informations, de permettre un ajustement dynamique de l’organisation… Et donc d’augmenter sa capacité de résilience.
La mise en œuvre d’un tel système transformerait radicalement le rôle des systèmes d’information dans leur manière de répondre aux crises.
La crise serait utilisée ici comme une opportunité de développer des outils innovants rendant possible un apprentissage créatif. Et permettant de mieux appréhender la variabilité des marchés et l’absence de visibilité causée par la complexité des Supply Chains.
La plateforme permettrait d’introduire des boucles décisionnelles complexes ; en gardant la mémoire des événements et en permettant aux acteurs de décider non plus uniquement en fonction de leurs propres systèmes mais en intégrant dans leurs décisions des paramètres apportés par les autres acteurs de la chaîne logistique. Ainsi, en cas de crise, les informations peuvent circuler et être traitées dès les premiers symptômes.
Grâce à des scénarios, les acteurs de la Supply Chain pourraient simuler des décisions et partager l’information en temps réel.
La complexité actuelle des chaînes logistiques globales les transforme en des systèmes le plus souvent « incompréhensibles, indescriptibles et incontrôlables ». Ainsi, lorsqu’un événement imprévu et de grande ampleur affecte une chaîne logistique, les répercussions sur l’ensemble des acteurs sont extrêmement difficiles à prévoir. Ils génèrent de l’incertitude à tous les niveaux. Car une action globale ne peut pas être conduite compte tenu des relations complexes entre les différents maillons.
La résilience suppose la capacité à maintenir l’efficience des opérations en adaptant les choix stratégiques en matière de configuration de la chaîne logistique. La mise en œuvre d’un Système d’Informations partagé doit permettre d’établir un lien virtuel entre les acteurs d’une même chaîne logistique. Par ce biais, il pourrait permettre de soutenir la collaboration par les systèmes afin d’améliorer la prise de décision partagée. Par un échange accru d’informations, certains types de turbulences pourraient être mieux détectées… Notamment celles liées aux fluctuations des marchés… Et l’élaboration de différents scénarios permettrait de mieux se préparer à différentes situations.
Rarement, les systèmes d’information permettent d’anticiper les crises. Plus souvent, ils sont adaptés dans la phase de réponse. Puis transformés dans la phase d’apprentissage post-crise lors de la reconfiguration des chaînes logistiques.
Cela laisse entrevoir que les systèmes tendent à évoluer vers des outils adaptatifs davantage interconnectés… Ce qui correspondrait mieux à la nature des modèles d’organisation qui caractérisent aujourd’hui les chaînes logistiques globales.
Ces modèles sont à la fois « time-driven » ; c’est-à-dire gouvernés par des processus de décision rapides. Et réactifs aux évolutions de l’environnement, et « development-driven » ; c’est-à-dire permettant la réflexion et l’intégration de tous les acteurs concernés par la crise dans les processus de décision.
Crise : menace ou opportunités
L’adaptation se fait différemment selon que l’entreprise aborde la crise comme une menace ou comme une opportunité. La crise perçue comme une menace aura tendance à appeler une gestion dans l’urgence. Et elle développera des modèles où le temps est perçu comme primordial par les décideurs .(mise en place de « war rooms », de « burning platforms »…). Cela implique des plans stratégiques à des échéances courtes (un ou deux ans maximum) qui orientent la trajectoire de l’entreprise vers un cap connu. L’avantage de ce modèle est qu’il oblige les organisations à mettre en place des systèmes de pilotage plus précis. En revanche, il limite les périmètres de décision et peut constituer un frein à l’innovation.
La crise envisagée comme une opportunité amène des approches plus collaboratives basées sur des processus collectifs de décision. Sur le plan organisationnel, la chaîne logistique peut alors être considérée comme un vecteur d’innovation. Les facteurs clés de résilience que sont la communication, la maîtrise du pilotage et les hommes pourraient alors fournir les bases d’une compétence distinctive durable et nous amener à repenser les modèles d’organisation basés sur la vitesse, l’accélération et la course à la croissance qui ont gouverné le XXème siècle.
Auteurs : Philippe BORNERT, AGILEA / Damien BROCHARD, AGILEA.
One thought on “Résilience et Supply Chain : La place des Systèmes d’Information ?”